Elle nous fait peur à tous, « la vieille du troisième » : une vraie tête de sorcière, avec ses yeux exorbités, son nez excessivement busqué qui nous fait penser au bec du vautour prêt à dévorer sa proie !

D'ailleurs, elle ne sort presque pas de chez elle, et quand elle parle, le ton de sa voix aigrelette nous conforte dans ce que nous pensons du personnage : attention, danger : elle risque de nous lancer un sort ou de nous attirer dans un coin sombre pour nous couper la tête, nous faire bouillir dans sa marmite ou nous enfermer dans un de ses placards tout noir, comme doit l'être son appartement, car la nuit qui tombe laisse toujours ses fenêtres plongées dans l'obscurité !

Cela énerve bien les adultes, qui ne voient, eux, qu'une pauvre femme ayant perdu toute sa famille pendant la dernière guerre dans un camp de concentration !

Mais les enfants sont comme cela : ils jugent toujours sur la mine : une personne jeune et avenante est toujours gentille, une vieille dame cassée par la vie et ses soucis laisse un sentiment d'insécurité et de méfiance !
Ils ne sont pas toujours très sympas dans leurs appréciations des gens qui les entourent, parce qu'ils amplifient tous les défauts physiques et peut-être, parce qu'à leur échelle, le moindre grain de sable ressemble à une montagne !

Donc, les enfants de la cour de mon immeuble évitent de passer à proximité de l'appartement de « la Clémentine », puisque c'est ainsi qu'elle s'appelle...

Moi, pour jouer avec Marianne, la petite de l'escalier d'à côté, je passe souvent par le grenier : cela m'évite de descendre deux étages pour en remonter deux : là, il me suffit de monter les 22 marches qui mènent sous les toits, pour redescendre de l'autre côté ! Ainsi, en 44 marches, je suis sur un palier, devant l'appartement de la famille Salins, celle de ma copine…
Enfin, quand je dis Salins, c'est sa mère qui s'appelle comme cela ; elle, elle s'appelle Bebon : je n'ai jamais compris pourquoi elle avait un nom différent de celui de sa mère, d'autant plus que le troisième personnage de cet appartement, le gros Marcel, a encore un nom différent !

Mais, tout cela n'a que peu d'importance : l'essentiel, c'est de passer le plus rapidement possible devant l'appartement de «la Clémentine», des fois que la porte s'ouvre pour happer le petit garçon de sept ans !

Ouah, finir dans un placard, en compagnie des toiles d'araignées et de vieux balais, quelle horreur et quelle triste fin !

D'autant plus, que les placards à balais recèlent bien d'autres mauvaises surprises : l'année dernière, quand j'étais à Bassompierre chez mon cousin, c'est un père fouettard qui a essayé d'en sortir et il a fallu que nous appelions mon père au secours pour nous aider à repousser le personnage et refermer la porte pour empêcher le charbonnier de sortir, avec ses lots de verges et de chardons !

Ce soir-là, en empruntant l'escalier pour aller inviter Marianne à venir faire une partie de « dadas » chez moi, je me retrouve nez à nez avec la sorcière venue faire sécher ses draps sous la pente du toit : j'ai eu la peur de ma vie !

Elle m'a parlé... J'écoutais à peine, plus occupé à essayer de contrôler les battements de mon petit cœur qui s'affolait sous la veste de mon pyjama …
«Alors, d'accord, tu viendras me faire une commission demain matin...? » J'ai répondu que oui, pour me libérer au plus vite et je me suis dépêché de dégringoler quatre à quatre les escaliers pour n'avoir pas à prolonger ce dangereux tête-à-tête !

Le lendemain, il a bien fallu se résoudre à exécuter ma promesse, pour ne pas risquer de me faire ensorceler : je suis donc aller frapper à la porte, accompagné de mes deux copains Alain et Jean-Jacques, avec lesquels j'étais comme les trois mousquetaires de d'Artagnan... Un pour tous, tous pour un !

Toc, toc, toc…Un bruissement de pieds qui traînent derrière la porte, une clé qui tourne dans la gâchette de la serrure, la porte qui grince… « Ah ! C'est toi : attends que j'allume la lumière, que j'y voie un peu plus clair ! »
Ainsi, il y avait finalement la lumière, dans cet appartement !

Moi qui m'attendais à voir de vieilles chandelles pleines de toiles d'araignées et les plafonds décorés de chauve-souris, j'ai eu l'air bien bête : en fait, ça sentait plutôt la cire que le souffre et la vieille dame ne se déplaçait qu'en patins à travers la chambre : je n'ai vu de balai nulle part !

Tandis qu'elle cherche dans son porte-monnaie l'argent nécessaire à la course que je vais faire pour elle au « mag-est », je découvre de vieux meubles patinés couverts de souvenirs de l'ancienne guerre, douilles d'obus en cuivre, chandelier à sept branches, vieilles photos d'enfants jaunies par le temps et gainées de crêpes noirs, une autre, celle d'un couple jeune, en costume de mariés !

« Voilà, me dit-elle en me tendant, d'une main tremblante qui prolongeait un avant-bras où il y avait un drôle de numéro tatoué, l'argent et un vieux bouton : tu me demanderas trois boutons de ce modèle-là ; tu trouveras ça au troisième étage, du côté des tissus. Normalement, ça doit coûter trois cent quatre-vingt francs, les deux pièces de cent sous, c'est pour toi, tu t'achèteras des bonbons, parce que moi, cela fait longtemps que je n'en ai plus, parce que je n'en achète plus.»

J'ai vu un coin de son œil gauche briller, et une goutte de rosée couler le long de son visage desséché qu'elle a bien vite effacée d'un revers de sa main gauche… Une sorcière qui pleure ! Incroyable !

A mon avis, on a du se tromper : elle ne doit pas être bien méchante, puisqu'elle m'a même donné des sous pour acheter des bonbons !

Quand j'ai raconté l'histoire, ce soir-là, à mon père, il s'est un peu fâché de savoir qu'elle nous avait donné de l'argent pour effectuer cette tâche, qui était si naturelle.

Il m'a surtout raconté que la vieille dame était une pauvre dame, très pauvre depuis que la guerre lui avait pris son mari et ses enfants, la laissant avec un revenu tout juste suffisant à entretenir le reste de vie qui l'habitait encore !

Je me sentais un peu honteux de ne pas avoir deviné tout cela en voyant le petit appartement : bien sûr, si elle n'ouvrait pas la lumière, c'était pour ne pas à avoir d'électricité à payer ! Nous qui pensions que c'était pour pouvoir parler plus facilement avec les chauves-souris… Nous étions un peu penauds et nous avions un peu l'air ridicule !

En cet hiver 1956, il y avait un lot à gagner en plus du livre des belles histoires de Jean Morette : un colis de Noël. Mais il ne serait pas pour nous, mais pour une personne dont nous devions donner le nom !

Je me suis concerté avec mes copains : nous avons bien vite décidé des noms des éventuels bénéficiaires : le vieux Dédé avec ses deux chiens, qui habite dans la rue, vers l'ancienne Rue des Enfers, non loin de la Rue de Murs, la Jeannette, qui vit avec lui et la Clémentine, la dame de notre rue, afin qu'ils aient un Noël qui ressemble un peu plus à une fête qu'à un moment de tête-à-tête avec leurs souvenirs.

Mais, pour cela, il fallait gagner ! Je crois bien, avec le temps, que mon père et ma mère nous ont un peu plus aidé que d'habitude, cette année là !

Dieu que ce colis était lourd ! Je n'ai pu le transporter tout seul de la rue Serpenoise où j'avais été le récupérer aux bureaux du journal : j'ai du revenir le chercher avec ma mère ! Nous l'avons déposé, avec un petit mot, où il était marqué : « Joyeux Noël » devant la porte de la vieille dame (qui, maintenant ne m'effrayait plus autant… quoi que, son grand nez…) Nous avons sonné… Si nous nous sommes sauvés, alors que la porte s'entrouvrait, c'était un pour préserver intact l'effet de surprise !

Ce soir-là, de retour de la messe de minuit, alors que nous étions attablés en écoutant le tourne-disque dispenser l'histoire des « trois messes basses » de Marcel Pagnol, en attendant de déguster les pâtés de Noël, on a frappé à notre porte : c'était la vieille dame, qui, toute en larmes, tenait à nous, à me, remercier !

Mon père eut beau lui expliquer que c'était normal, elle ne savait pas comment nous dire merci ! Il l'a faite entrer et asseoir à la table de fête pour partager la joie de cette soirée… Je crois que c'est le meilleur Noël que j'aie jamais passé ; mon père aussi semblait assez fier de son fils, ce soir-là !

C'est ce soir-là aussi ,que j'ai appris qu'il y avait, avant la guerre, beaucoup de Juifs, à Metz, beaucoup plus qu'aujourd'hui, quelle était leur histoire, et pourquoi le père de David, un camarade de classe qui habitait le haut de la rue des Jardins, ne voulait pas que son fils joue avec nous et estime impossible qu'il devienne mon copain !

J'avais sept ans, je laissais le petit garçon derrière moi : j'atteignais l'âge de raison…

Pendant deux ans, à partir de cette date, « la Clémentine » a partagé notre table de réveillon !
Jusqu'à ce qu'elle parte, un jour, « en maison de retraite, près de la rue Paradis », m'a dit ma mère !
« Avant de partir, elle m'a laissé pour toi, en souvenir, deux gros volumes reliés de vieux cuir rouge et noir dont les pages sont dorées à l'or fin : l'œuvre complète de Jules Vernes ! »

Sur le coup, je n'ai pas trop fait attention à la valeur du cadeau, mais je sais, aujourd'hui que la vieille dame m'a légué la seule chose de valeur qu'elle possédait : deux livres inestimables qui m'ont fait faire, à l'époque, de bien beaux voyages, deux livres qui font, aujourd'hui, la fierté de ma bibliothèque ! Un vrai cadeau de Noël, je vous dis !

Il y a tant de vieilles dames, en Jurue… Peut-être en rencontrerez-vous une un jour, vous aussi ?
Si tel était le cas, soyez sympas avec elle, et si elle ressemble à une sorcière, sachez que c'est, de toutes façons, une bonne sorcière !